Stars fantômes, selon Günther Anders
V. avait toujours été très fière de sa beauté, certes singulière, mais sa soif de faire une carrière de fantôme se révéla plus forte. Sollicitant les dernières réserves financières d’une famille depuis longtemps délaissée et de quelques ex-amis depuis longtemps dénigrés, elle se consacra donc exclusivement, en renonçant ascétiquement à toute joie de vivre, à son travail de remodelage. Elle eu recours – car personne ne peut y arriver seul – aux hommes de l’art (ils constituent ici tout un secteur professionnel) qui considèrent l’homme réel comme un mauvais matériau qui a besoin d’être amélioré, mais le fantôme, en revanche, comme le modèle de ce qu’il faut être. Ils font leur beurre sur la différence entre réalité et fantôme, et ont bâti leur commerce sur la soif insensée de ceux qui, comme V., désirent se faire opérer de cette différence. V. commença donc à courir de salon de beauté en salon de massage, et de salon de massage en salon de beauté. Elle suivit une cure amaigrissante, remit son visage entre les mains de spécialistes des pattes d’oie et le livra même au scalpel des chirurgiens, pour leur plus grand profit et pour sa perte, comme je l’en assurai alors. Elle se fit refaire l’extérieur et l’intérieur, le devant et l’arrière du corps. Elle fit de son sommeil lui-même une épreuve, s’échinant à rester couchée tantôt dans telle position, tantôt dans telle autre. Elle pesa ses feuilles de salade au lieu de les savourer. Elle sourit à son miroir au lieu de me sourire, et finit par ne plus sourire par plaisir mais seulement par devoir. Bref, elle n’avait encore jamais travaillé aussi durement de toute sa vie. Je doute que les rites initiatiques auxquels doivent être soumises les vierges pour être admises dans les temples védiques aient été plus cruels que ceux auxquels se contraignit V. afin d’être solennellement reçue dans le monde des fantômes. Pas étonnant qu’elle soit bientôt devenue nerveuse, pour ne pas dire insupportable, qu’elle ait commencé à se venger sur son entourage, usant déjà des mêmes privilèges que les fantômes, et qu’elle nous ait déjà proprement traités comme des moins que rien sur lesquels elle avait tous les droits. Quand – après avoir mené cette vie pendant 6 mois et avoir fait remodeler une œuvre qui remontait à la création jusqu’à ce qu’il n’en reste vraiment plus rien – la nouvelle femme, resplendissante et inattendue, c’est-à-dire le fantôme, émergea enfin – l’épiphanie s’est produite il y a environ quinze jours -, elle se rendit à nouveau chez son marchand de fantômes. A proprement parler, dire qu’elle s’y rendit n’est pas tout à fait exact. Avec sa nouvelle coiffure, son nouveau nez, sa nouvelle silhouette, sa nouvelle démarche, son nouveau sourire (ou plutôt avec une coiffure que l’on a déjà vue partout, avec un nez des plus banals, un sourire standard), elle était un produit finit, un article indéfini, un tout autre article, un article comme « tous les autres ». « Tant mieux », affirma-t-elle, et elle avait parfaitement raison. Le fait que le marchand de fantôme ne l’ait pas reconnue, comme elle le raconta après son deuxième bout d’essai, lui avait immédiatement paru de bon augure et avait énormément accru sa « conscience de soi » (si cette expression a encore ici sa place) lors de l’entretien. Aujourd’hui, quinze jours après, tout cela est déjà bien loin ; ça y est, la nouvelle est arrivée ; l’invraisemblable s’est produit : c’est O.K., le nouveau bout d’essai a été accepté, le rêve de sa vie se réalise enfin ; un contrat va être signé.
Günther Anders, « l’obsolescence de l’homme » 1956
(trad. Christophe David, Ed. L’Encyclopédie des Nuisances 2002, p234-235)