Analphabètes de l’apocalypse, selon Günther Anders
Je n’ai encore rencontré personne sur qui la vague de la menace se serait abattu et qu’elle aurait laissé abasourdi; tout au plus, quelques contemporains qui ont pris peur, moins d’ailleurs par angoisse que parce qu’ils restaient impuissants face à l’angoisse. Un petit nombre d’entre eux avaient honte d’avoir refermé le journal et de s’être à nouveau laissé porter par les événements après avoir été tétanisés par une première poussée d’angoisse – à moins qu’ils n’aient pu faire autrement que de se laisser porter par les événements, c’est-à-dire de revenir aux ordres de grandeur auxquels ils étaient habitués, aux soucis qui les attendront encore demain et après-demain.
Non, par rapport à la quantité d’angoisse qui est notre lot, que nous devrions ressentir, nous sommes tout simplement des analphabètes de l’angoisse.
Günther Anders, « l’obsolescence de l’homme », 1956
(trad. Christophe David, Ed. L’Encyclopédie des Nuisances 2002, p295)
Un seuil décisif est […] franchi lorsque les différences entre leurs performances respectives s’accroissent au point que les facultés finissent par se disjoindre, par ne plus pouvoir se rapporter aux mêmes objets, les liens qui les unissait finissant par se rompre. C’est précisément ce qui se passe aujourd’hui. La preuve en est cette réponse du pilote de bombardier [ayant lâché la bombe sur Hiroshima, Ndlr] au journaliste qui lui demandait à son retour à quoi il avait pensé au cours de sa mission – et peu importe qu’il ait répondu ainsi par cynisme ou par naïveté : « Je n’arrivais pas à me sortir de la tête les 175 dollars qu’il me reste à payer pour le réfrigérateur. » Voilà comment les liens qui unissaient l’action à la conscience morale sont aujourd’hui rompus; voilà comment les objets divergent.
C’est Kant qui nous a appris que notre raison était « limitée » et en quel sens elle l’était. Mais, en général, nous n’avons toujours pas réalisé que notre imagination, que notre cœur – qui passait pour être « débordant, comparé aux facultés dont on pensait qu’elles étaient cantonnées dans d’étroites limites – pouvait lui aussi se révéler limité et incapable de déborder ses propres limites. Manifestement, le cœur est soumis à un destin semblable à celui de la raison; il s’est vu attribuer une capacité qui, bien qu’élastique, est néanmoins limitée dans son élasticité. Cela vaut, je le répète, non seulement pour l’angoisse mais aussi pour les autres émotions.
Donc – nous ne faisons ici qu’opérer des variations sur une formule que nous avons déjà plusieurs fois employée, mais qui constitue le leitmotiv de nos réflexions – nous sommes incapables de nous repentir d’avoir tué dix personnes ou de les pleurer. Le repentir ne peut s’ « étendre » jusqu’à « englober » dix personnes assassinées.
Peut-être pouvons-nous nous représenter ces dix morts. Si c’est nécessaire.
Pour ce qui est de les tuer, nous pouvons tuer des dizaines de milliers de personnes. Sur-le-champ. L’amélioration de la performance ne serait – et n’est d’ailleurs pas un problème.
Nous pouvons aussi être angoissés par notre propre mort.
Mais ressentir l’angoisse de la mort que peuvent avoir ressenties dix personnes, cela semble nous dépasser.
Face à l’idée de l’apocalypse, notre âme déclare forfait. Dans ces conditions, l’idée de l’apocalypse n’est plus pour nous qu’un simple mot.
Günther Anders, « l’obsolescence de l’homme », 1956
(trad. Christophe David, Ed. L’Encyclopédie des Nuisances 2002, p299)