La matrice, selon Günther Anders
Même si […] les fabricants de stéréotypes n’ont recours à leur pseudo-réalisme sensationnel que pour dissimuler le fait qu’ils fabriquent un monde stéréotypé, pour empêcher le client de soupçonner qu’il est nourrit de stéréotypes, le client, lui, attend et exige même pour sa part des types très particuliers de « surréalité », de réalité criante, et, donc, de stéréotypes. Ce qui n’est guère étonnant, puisque les matrices qui lui sont livrées chaque jour ont déjà conditionné sa demande. Il veut les sensations et le stéréotype, et toujours les deux à la fois, si possible dans le même objet. Ce que veut l’acheteur de magazine, c’est le bon vieux « ça n’était encore jamais arrivé auparavant », de l’inouï comme il en a déjà entendu hier et avant-hier, et ce monde si banal et borné, constitué d’assassins, de stars, de « soucoupes volantes » et autre quincaillerie interplanétaire, ce monde dans la composition duquel n’entre qu’une quantité infinitésimale des ingrédients qui font un vrai monde, mais qui se qualifie lui-même de « demi-monde », de « vaste monde », de « monde du crime », de « grand monde ». Celui qui cherche encore -et il y a heureusement toujours de nouvelles tentatives dans ce sens- à sortir des sentiers battus ne doit pas seulement s’attendre à la résistance acharnée des fabricants de stéréotypes dont il enfreint les règles, mais aussi à celle des clients eux-mêmes, dont l’horizon des attentes est lui-même déjà limité, et qui trouvent scandaleux tout ce qui sort du cadre de l’extraordinaire dont ils font leur ordinaire, quand ils sont encore capables de le voir : car la plupart d’entre eux ne sont tout simplement plus capables de tenir compte de ce qui est atypique. La question de savoir quelle méthode la vérité devrait suivre pour concurrencer le mensonge, c’est-à-dire pour être crue elle aussi, la question de savoir si elle ne devrait pas, puisque le monde des mensonges est composé de vérités, se faire passer pour un mensonge (si une telle chose lui était possible), cette question, non seulement n’a pas trouvé de réponse jusqu’à aujourd’hui, mais n’a, en outre, pas été souvent posée.
Günther Anders, « l’obsolescence de l’homme » (1956)
(trad. Christophe David, Ed. L’Encyclopédie des Nuisances 2002)