La destruction de ce qui était unique, selon Günther Anders
Qui a eu l’occasion d’observer des touristes, en particulier ceux originaires des pays les plus industrialisés, à Rome ou à Florence, par exemple, aura remarqué combien ils sont irrités quand ils tombent sur une chote unique, c’est-à-dire sur l’un de ces célèbres objets historiques, exemplaires uniques égarés dans le monde des séries. En fait, ces touristes ont généralement sur eux un antidote contre cette gêne, une sorte de remède qu’ils s’injectent pour retrouver instantanément leur sérénité, un instrulment,plus précisément, à l’aide duquel ils peuvent immédiatement transformer en « sujet » la chose unique dont la beauté ou le caractère exceptionnel les irrite tant, et qui leur permet de transformer tout article trop défini en un « article indéfini », lequel pourra avoir en tant que reproduction une existence légitime dans l’univers de la reproduction : ils sont tous équipés d’un appareil photo. Tels des magiciens qui n’auraient même pas besoin d’effleurer les objets qu’ils transfigurent, ils parcourent désormais le monde en essaims pour « corriger sa nature » : pour remédier au défaut que constitue toute pièce unique dans l’univers des produits de série, pour la faire entrer, en la reproduisant, dans l’univers des séries dont elle avait jusque là été exclue, pour l’y recueillir « photographiquement ». A peine ont-ils appuyés sur le déclencheur qu’ils retrouvent leur tranquillité.
Günther Anders, « l’obsolescence de l’homme ».