L’Apocalypse des pygmées, selon Günther Anders
Il n’est pas sûr que les choses aient beaucoup changées et que l’humanité soit aujourd’hui beaucoup plus consciente de l’apocalypse, mais il est certain qu’il ne lui est plus permis de ne pas en être parfaitement consciente. Car nous n’avons pas la moindre raison d’attendre de ces parvenus cosmiques, de ces usurpateurs de l’apocalypse que nous sommes, qu’ils fassent preuve de cette clémence dont les puissances supérieures ont, jusqu’à présent, fait preuve envers nous par bienveillance, par indifférence ou par hasard. Nous n’avons aucune raison de le croire. Ces hommes qui sont maintenant les seigneurs de l’infini sont, du point de vue de l’imagination ou du sentiment, aussi peu à la hauteur de la puissance qu’ils détiennent que nous, leurs éventuelles victimes. Ils sont et ne peuvent être qu’incapables de voir dans leurs instruments autre chose qu’un moyen pour servir des intérêts finis -quand ce ne sont pas les visées partisanes les plus courtes. Et nous, les hommes d’aujourd’hui, qui sommes les premiers hommes à dominer l’apocalypse, sommes aussi les premiers à vivre constamment sous sa menace. Étant les premiers titans, nous sommes aussi les premiers nains ou les premiers pygmées – peu importe comment nous choisissons de nous qualifier, nous les êtres en sursis – à être mortels en tant que groupe et non en tant qu’individus, et à n’avoir plus le droit d’exister que jusqu’à nouvel ordre.
Günther Anders, « l’obsolescence de l’homme », 1956
(trad. Christophe David, Ed. L’Encyclopédie des Nuisances 2002, p268)