Anselm JAPPE, « les Aventures de la marchandise » (4)

Anselm JAPPE, « les Aventures de la marchandise » (4)

Encore quelques extraits de ce superbe ouvrage de critique de la valeur et du travail :

Marx souligne avec un force particulière le caractère historiquement limité de la valeur : « Le capital est lui-même la contradiction en procès, en ce qu’il s’efforce de réduire le temps de travail à un minimum, tandis que d’un autre côté il pose le temps de travail comme seule mesure et source de la richesse […] Il veut mesurer au temps de travail ces gigantesques forces sociales ainsi créées, et les emprisonner dans les limites qui sont requises pour conserver comme valeur la valeur déjà créée*. » Ici, Marx non seulement plaide pour la réduction la plus ample possible du temps de travail, mais surtout pour l’abolition du temps de travail comme mesure de la richesse : « car la richesse réelle est la force productive développée par tous les individus. Ce n’est plus alors aucunement le temps de travail, mais le temps disponible qui est la mesure de la richesse. Le temps de travail comme mesure de la richesse pose ma richesse comme étant elle-même fondée sur la pauvreté**. » Dans cette perspective, le communisme devient possible précisément à cause de l’importance réduite du producteur immédiat, tandis que le travail mort – c’est à dire les forces productives de tout genre -, qui constitue le vrai résultat de l’évolution humaine, devient le lieu de l’émancipation possible.

Anselm JAPPE « Les Aventures de la marchandise » (Denoël 2003, p124)
* (Marx-Engels-Werke, Editions Dietz, Allemagne, vol. 42, p600-601, ou Grundrisse II pp192-194)
** (ibid, vol. 42, p604/p196)

Sur la place de l’Etat, et son incapacité STRUCTURELLE à combattre de capitalisme :

La gauche se trompe lourdement en attribuant à l’Etat des pouvoirs souverains d’intervention. D’abord parce que la politique est de plus en plus de la pure politique économique. De même que dans certaines sociétés précapitalistes tout était motivé par la religion, maintenant toute discussion politique tourne autour du fétiche de l’économie. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, la différence entre la droite et la gauche consiste essentiellement dans leurs recettes divergentes de politique économique. La politique, loin d’être extérieure ou supérieure à la sphère économique, se meut complètement à l’intérieur de celle-ci. Cela n’est pas dû à une mauvaise volonté des acteurs politiques, mais remonte à une raison structurale : la politique n’a pas de moyen autonome d’intervention. Elle doit toujours se servir de l’argent, et chaque décision qu’elle prend doit être « financée ». Lorsque l’Etat cherche à créer son propre argent en imprimant du papier-monnaie, cet argent se dévalorise tout de suite. Le pouvoir étatique fonctionne seulement jusqu’à ce qu’il réussisse à prélever de l’argent sur des procès de valorisation réussis. Lorsque ces procès commencent à ralentir, l’économie limite et étouffe toujours plus l’espace d’action de la politique. Il devient alors évident que dans la société de la valeur la politique se trouve dans un rapport de dépendance vis-à-vis de l’économie. Avec la disparition de ses moyens financiers, l’Etat se réduit à la gestion, toujours plus répressive, de la pauvreté. (p168)

Quelques très bons passages de critique du travail :

C’est dans les asiles de fous et les prisons Qu’au XVIIème et XVIIIème siècle est né le travail moderne. (p202)

En citant Karl Marx :

 Il ne peut en être autrement dans un mode de production où le travailleur n’est là que pour les besoins de la valorisation de valeurs déjà existantes, au lieu qu’à l’inverse ce soit la richesse matérielle qui existe pour les besoins du développement du travailleur. De la même façon que dans la religion l’homme est dominé par une fabrication de son propre cerveau, dans la production capitaliste il est dominé par une fabrication de sa propre main.
Karl Marx, « Le Capital« , vol. I (trad. J.P. Lefebvre), cité p217

A propos de l’édifiant ouvrage de Marshall Sahlins, « Age de pierre, âge d’abondance » (1972) :

«On est actuellement en mesure de prouver que les peuples de chasseurs-collecteurs travaillent moins que nous et que loin d’être un labeur continu, la quête de nourriture est, pour eux, une activité intermittente, qu’ils jouissent de loisirs surabondants et dorment plus dans la journée, par personne et par an, que dans tout autre type de société.»* C’est dû au fait que l’activité de chasse et de cueillette d’une seule personne pourvoit aisément à la subsistance de quatre ou cinq autres. En même temps, il s’agit d’une «société d’abondance», parce que tous les besoins de ses membres sont satisfaits. Beaucoup de ressources alimentaires restent même inutilisées, et souvent le territoire pourrait maintenir une population bien plus élevée. La «semaine de travail» est en général de 15 à 20 heures, et beaucoup de personnes ne travaillent pas du tout. Ce n’est pas que les chasseurs ne seraient pas capables d’arriver au niveau économique de leurs voisins pratiquant l’agriculture, ou qu’ils n’ont pas le temps de le faire : ils n’ont pas envie de «progresser», parce que cela serait trop fatigant et ils ont déjà tout ce qu’il leur faut. (p241)
* Marshall Sahlins, « Age de pierre, âge d’abondance » (1972)

à propos des « Cosaques » de Tolstoï, sur le vol et sur l’achat :

Un beau cheval volé n’est pas une marchandise, mais l’expression de l’individualité de celui qui l’a volé ; et le plus courageux aura le cheval le plus beau. Si, en revanche, on l’achète, il n’est que l’expression quantitative du temps dans lequel on a accepté d’être esclave ou animal. (p244)

Sur ceux qui se reconnaîtront :

C’est presque depuis le début du capitalisme qu’existe un feux anticapitalisme qui ne critique pas le travail et sa transformation en valeur, dans lesquels il voit, au contraire, le côté positif, « concret », du rapport capitaliste. Le faux anticapitalisme veut plutôt éliminer le capital « accapareur » censé être le côté mauvais, « abstrait », du capital. Ce côté est bien vite identifié à un groupe social déterminé, qui tout aussi rapidement se révèle être « les juifs ». Le rôle central que cette démagogie a joué dans le nazisme a rendu difficile son utilisation ouverte aujourd’hui. Mais elle continue à se répandre parfois dans les occasions les plus inattendues. Cette forme d’anticapitalisme n’est pas une « vérité à moitié » ; elle contribue plutôt à canaliser le mécontentement social vers des objectifs secondaires ou faux, qui ne mettent pas en péril le mode de production capitaliste. Sacrifier quelques spéculateurs et quelques hommes politiques corrompus peut être indispensable en vue de sauver l’essentiel.

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